Je te souhaite la bienvenue. Viens, je vais te présenter aux gens qui ne t’ont pas encore connu. Ou plutôt, fais-le toi-même, je m’effacerai. Et les gens diront : « Quelle façon étrange de sortir de derrière lui, nous ne l’avions pas vu ». Viens, je vais disparaître un moment, comme j’aimerais disparaître tout à fait ! Mais chaque instant est assez vaste pour nous. Pour nous deux en même temps, car nos ombres ne coïncident pas.
Je ne veux pas être toi. Surprends-moi. Que je me surprenne. Surviens n’importe quand. Réponds avant moi, respire avant moi, embrasse avant moi. Car il est temps que je plie.
Et quoique la nouveauté d’âme soit toujours un luxe, ai-je dit : non.
Regardons l’arbre avec ta façon : avec mes vieux yeux, je verrai un arbre, et peut-être moins qu’un arbre, l’idée d’un arbre. Regardons l’empreinte plate sur le ciel du grand appareil amiral des feuilles et de la poussée palpitante.
Que faire, maintenant, avec les endroits où tu ne peux pas aller ? Que faire avec les gens que tu traverses, pour les toucher au coeur ? Que faire avec les vieux engagements – ils crépitent à ton approche –, avec les idées que tu ne comprends pas, les voyelles étriquées du vieux vocabulaire et les étincelles de départ qui piquent le bord du lit, toutes choses étrangères à ta respiration ? Que faire avec nos stocks d’essence, maintenant qu’il faudrait – huile immobile – les remettre à rêver dans le tréfonds du monde, maintenant que nos gestes commencent à battre ? Laissons cela. Quelqu’un les rendra tout à l’heure à l’empire du vent. Laissons la fumée nous subjuguer. Je n’ai pas vocation à m’appesantir.
Je te souhaite la bienvenue, viens. Il est temps. Présentons-nous au moindre indice. Ton émergence est immense. Mélangeons-nous de cheveux vivants, touchons le pouls de l’eau. Trempons-nous dans le bassin de nuit noire où trempent les rochers lourds, la mer monte avec des brassées de globules solaires et des haut-le-cœur de jeune dieu tout poisseux de salive explosive et de glaires dispendieux, comme des fusées séminales. Viens, trempons-nous dans ce mucus d’avant l’homme. Et tant pis pour moi. Quelqu’un tout à l’heure me déposera, combustible, à l’embouchure de ta présence incendiaire.
Viens, car il est temps maintenant. La vie clignote comme les phares, pleine de signes incompréhensibles encore. Quelqu’un demande l’heure. Quelqu’un gifle son enfant. Quelqu’un rend la monnaie du pain. Quelqu’un réclame un escalier. Quelqu’un pousse un moteur. Quelqu’un chante, quelqu’un pleure, quelqu’un laisse passer trois heures du matin sur la place du marché. Quelqu’un en jette un autre à terre. Quelqu’un se parle en riant, quelqu’un se couvre : il pleut, quelqu’un dévisage la vitre du guichet. Quelqu’un mange au soleil, quelqu’un jette en l’air une poignée d’idées désastreuses. Quelqu’un s’enlève une croûte, quelqu’un gratte des allumettes. Quelqu’un marche en fumant. Quelqu’un sort de la pharmacie. Quelqu’un demande son chemin. Quelqu’un appuie sur le bouton de minuterie. Une femme enlace un homme et ils montent ensemble dans la voiture. Quelqu’un t’attend sans inquiétude. Je t’attends sans inquiétude.
La vie change du jour au lendemain. Si la veille est passée sans importance, tant pis pour moi. Viens maintenant. Comme la musique. Car il est temps. Viens, incompréhensible musique du temps présent, du temps réel, du temps fulgurant. Et l’arythmie ne nous effraie pas, car nous ne savons pas lire. Et la pluie remet à rêver les encres au bas du monde et le papier des partitions définitives fait un pansement mouillé sur le bitume. Chaque fois nous croyons voir un arbre, un phare au loin, un insecte éteint, un dieu récent, un incendie courir devant, chaque fois nous n’avons pas vu palpiter l’arbre, palpiter le phare, palpiter l’araignée, palpiter notre propre vœu, palpiter l’incendie qui nous bourre le sang de coups de coude. Nous avons dit « demain », sachant, maudite blague de la perspective, qu’il n’est rien. Marchons torse nu le long de la côte, car nous sommes aussi beau que possible et ne jurons plus, dans le grand appétit de l’étoile qui s’est allumée. Sois la bienvenue, étoile toute neuve.
Comment n’ai-je pas compris que, si proche de toi, tu ne pouvais être plus diffuse ? Nous avons trop l’habitude de circonscrire, voilà. Mais c’en est fini. Nous sommes dedans. Nous sommes au monde et brûlons notre part dans les poussées d’oxygène.
Laissons les vainqueurs, les pauvres vainqueurs épingler le petit dos noir craquant de l’insecte qui n’a pas dévié sa route.
Laissons les grandeurs millimètrer la cendre, qui n’a pas différé sa fumée.
Laissons les consciences toutes droites bégayer, ânonner, se braquer, manœuvrer indéfiniment autour des bagages de l’idée de Lucifer, qui s’en contrefiche comme de sa première étincelle – quoiqu’il en garde un bon coup de main –, laissons-les dans l’entrepôt de la merveille espérer limer du vieil or. Laissons et signalons notre présence passagère à leurs chiens. Car ils grognent, rognent et se lèchent moins que leurs maîtres.
Mais ne laissons pas confisquer notre vœu d’un monde où entrer, silhouette de vapeur d’or, élastique et ténue parfois jusqu’à l’insoupçonnable. D’ailleurs, qui le pourrait ?
Et lançons des bras de levier dans tous les interstices vivants, la beauté du monde en est pleine, gaspillons-nous, car il en va de même pour tous les rubans. Faisons le jeu du vent. Il est inlassable. Il est inlassable.
Qui parle ici ? À qui te présenter ? Y a-t-il d’autres femmes encore ? Présente-toi à moi puisqu’aussi bien qu’elles je sais te reconnaître et t’accueillir et restons-en là.
Présente-moi aux arbres.
Qu’on nous donne une chapelle pour chanter. Le passant ne saura pas dire si notre langue est la langue officielle du sacré. Qu’on nous donne la clé d’une chapelle et de l’air en quantité et du vitrail très bleu pour déglutir dans l’eau gélatineuse à trois heures de l’après-midi. Entrons-y avec des chevaux. Entrons-y avec des apnées de baleine. Entrons-y avec des nerfs de chevaux. Entrons-y avec des thorax de gouffres. Présente-moi à la pierre. Caressons les réverbères sonores. Saturons-les. Présente-moi à la pierre. Maintenant que je ne sais pas d’où me vient ce vocabulaire instantané. Il est slave, il est âgé, tu ne le sais toi-même. Entrons puisque nous avons des pieds, chantons, nous avons du langage plein la gorge. Et fermons les yeux. Et jetons-y des consonnes, et jetons-y des syllabes comme des flopées de formules imminentes, et des cadences mastoc sans plus réfléchir qu’une arme automatique. Avec des harmoniques élevées et des douceurs de peau du ventre. Fermons les yeux.
Nous les ouvrirons quand on aura débarrassé les planches peintes des retables. Qu’on y jette du sable, qu’on y passe de l’émeri, du savon noir, des grattoirs, qu’on les approche du soleil, qu’il les lèche, qu’il les cloque, qu’il y vienne des feuilles et des ganglions, des diamants, des sabots minuscules, des écailles, des dentelles de sel, des lichens, des berniques transparentes, des astres allumés, toute une pagaille d’astres, de naines rousses, de diamants décongelés, tant et tant, tant et tant que les astronomes aussi verraient l’inanité de la moindre entreprise ici, de la fièvre nominale et la vacuité de l’initié. Des diamants décongelés.
Débarrassez les planches. Enlevez-nous de devant les yeux toute cette artillerie de tronches édifiantes, de tronches compassées et descendez ce type, vous n’avez pas pitié ? Rendez-le à la beauté granulaire de son père, si ça lui va : ce n’est pas le vôtre. Rendez ces planches aux arbres maintenant. Dressez-les à la côte, que les enfants s’émerveillent un peu. Plantez-les : elles vous ont assez servies. Et rendez les animaux. Et rendez les pierres aussi. Et le fer de la clé à l’hématite et l’hématite à sa veine enterrée. Nous pouvons nous passer de chapelle pour chanter.
Présente-moi aux arbres. Pourquoi s’énerver ? Qui parle ici ? Inutile d’aboyer. À qui te présenter ? Approche une femme, que je boive un peu quelque chose d’admirable.
Présente-moi aux nuits noires. Présente-nous aux petits riens. Allons nous asseoir dans un escargot. Donne-nous à manger aux monstres de la pensée. Qu’ils nous vomissent. Qu’on y aille cru, que ça finisse. Et restons-en là. Un moment. Cet escargot est trop petit, vraiment. Et puis j’ai faim.
Allongeons-nous n’importe où. Touchons terre. Ouvrons la bouche. Ça sort. Ça sort.
9-13 août 2004, Douarnenez