L’aile

Je suis votre mauvaise conscience
Dit le vaste territoire de l’enragé

Petit éclair en coin et coup bas
À l’adresse du supposé jury

L’aile est mon antenne dirigeable
Je vois le processus de vos travaux

Tel essaye d’éteindre un feu
Et je le souffle en catimini

Tel ouvre une fermeture éclair
Dans le thorax d’un malade et descend

Chirurgie verte trop complexe
Pour moi, je renonce à regarder

Untel est réfractaire à son sanglier
Untel demande une porte et de la lumière

Untel doit mener sa chanson
Jusqu’à l’air frais du ciel

Untel a besoin que l’on éclaire la jetée
Au débouché du tunnel dans sa falaise

Untel est la vieille bagnole en tête
Dans une course acérée

L’aile brasse l’aile brasse l’aile brasse
Envoie promener les copeaux

De la torréfaction de vos noyaux durs
Durant toute cette nuit de combat

Et tout à coup, je semble aimanté
Par la vaste emprise de la hargne

Merde alors, il faut déjà remiser l’aile
Et rendre la monnaie de chaque pas

Ne chausse pas de fers à cheval
Si tu veux marcher sur l’eau.

15 septembre 2007, Stockach, Tyrol autrichien

Demain prochain

Nos prochains territoires sauvages
Seront inhumains

À Tchernobyl, on inaugure un parc
Modèle

Je crains qu’il faille
Y frôler des fantômes

Je suis debout, habillé pour sortir
Dans l’appartement presque vide

J’écris sans savoir
Si quelqu’un pourra lire

Ni si l’an prochain
Nous laissera la parole.

10 mars 2007, Douarnenez, 3 heures 37

La magie est inutile

Introduction

Mesdames, messieurs, narz dorm shatork, et merci d’avoir répondu à notre appel.
Ce projet de film est une réponse à l’exaspérante utilisation par le cinéma américain des figures d’expansion. Nous sommes fatigués de voir des humains expansés utiliser des pouvoirs, dont ils ignorent la source, à des fins ridicules. Nous avons tous vu ces personnages accidentés, benêts tout à coup saturés d’une faculté ou d’une autre, se vautrer dans la puissance qu’elle leur confère, à seule fin, la plupart du temps, de confirmer la race blanche dans une sorte de légitime suprématie et pire, dans le sentiment qu’il lui est possible de durer envers et contre tout. C’est lamentable.
Ce projet de film, stard micht konovot’arish, Mesdames et messieurs, neftar ashmine, kwa me a naradies es stofo, nous proposons de l’intituler : la magie est inutile. Merci.

(Applaudissements nourris.)

Scène 1

Dans le train, un wagon fumeurs.
Ambiance caractéristique, voyageurs d’été quittant Paris. Après dix minutes, une femme allume sa première cigarette. Un temps.
F. sort un cigare. Un type a l’air malade, qui n’a pas eu le choix du wagon, intervient, rapport au cigare. F. l’allume.
Le train roule à son allure de croisière. La campagne est lumineuse, alternance de prairies mouillées et de bois légers.
F. tire deux bouffées et passe tranquillement à travers la fenêtre, sans l’abîmer, pour s’allonger dehors à hauteur du compartiment, et, suspendu, filer sans gêne apparente à la même allure que le train. Et fumant posément.
De l’intérieur, à peine a-t-on vu la vitre sécurit se liquéfier assez pour permettre le passage du corps.
L’avant-bras gauche replié sous la nuque, il regarde le ciel et la vitesse de l’air, curieusement, n’attise pas le cigare et n’emmêle pas plus ses cheveux qu’un souffle apaisé.

Scène 2

Route en lacets dans la garrigue, plein soleil de début d’après-midi. Une petite voiture blanche grimpe tranquillement. On n’en voit pas l’intérieur comme dans les publicités télévisées.
Lents panoramiques sur la campagne sèche et les monts lointains. Bouquets de pins assez vert tendre. La bande sonore est aussi décorrélée que possible. Pas même un processus de pensée imputable au conducteur.
À un moment, -on a eu le temps d’épuiser toutes les hypothèses- un grand corbeau traverse est-ouest, haut dans le bleu. Les pneus avant commencent à entrer littéralement dans le bitume. Aucune violence. La voiture ralentit. Aucun sillon, aucun sillage. Les roues, jusqu’au moyeu, tournent dans la route.
Abordant un virage à gauche, à un endroit spécialement tendre, la voiture pénètre plus avant dans la chaussée et s’immobile dans la pente, prise à mi-porte.
Son synchrone de cigales, grillons, pétillement de criquets gris dans l’herbe jaune. La vitre passagère s’abaisse par à-coups et un garçon de six ou sept ans s’extirpe de la voiture. Dans un surcroît de maladresse, il laisse échapper le trousseau de clefs, qui disparaît dans la route, comme dans du miel liquide, mettons.
Avec la plus parfaite inconscience, l’enfant pose un pied à la surface du bitume, aussi ferme que possible.
Il marche – un certain dégourdissement – vers le bord et regarde le lointain en touchant une herbe.
La caméra s’élève au-dessus de la scène : l’enfant debout, la voiture, sertie dans le bitume, la garrigue crépitante au soleil.

Scène 3

Train à nouveau, vieux train, dans la région de Lyon –peu importe-. De ces trains à compartiments fermés et couloir étroit, dont les fenêtres s’ouvrent encore. Il y a un peu trop de monde et les voyageurs sont encombrés de bagages. Les compartiments sont pleins, saturés de chaleur de peau.
F. traverse le wagon. Quand il regarde dans les box, les passagers lèvent un peu les yeux, ils semblent dire : assez.
F. pose son sac au sol et s’accoude à la main courante de la fenêtre. Un jeune type peste en passant dans son dos un sac trop large.
F. baisse la vitre et se délie les doigts dans l’air filant. Une étiquette recommande de ne pas se pencher. F. déplie ses doigts, les aligne et cherche un angle d’attaque pour l’un de ses ongles, spécialement. Quand il l’a trouvé, une légère pression de la main entière laisse dans le sillage de l’ongle une égratignure blanche, qui reste.
Une jeune femme en tee-shirt noir regarde un peu trop haut pour voir la rayure, qui finit quand la main se détend.
F. respire puis chantonne. On entend, très fort, toutes les manifestations de l’air chahuté par la pénétration du train et toute la pesanteur furieuse du wagon aplatissant le rail. Un autre train croise, avec une rage instantanée. F. le laisse passer puis plonge le tranchant de la main dans le flux.
Aussitôt, l’image du monde s’ouvre, coup de lame affûtée dans la toile tendue du cinéma. Plaie dont les bords, semble-t-il, ne se joindront plus. Plaie absolument blanche.
Puis F. ramène sa main et la coupure file le long du train, abandonnée, béante, jetée. On en parlera dans le journal et la question se posera longtemps de savoir s’il faut envoyer un volontaire explorer cette chair blanche.

Scène 4

Chapelle des Nymphes, La Garde Adémar, Drôme. Très petit matin. Ambiance délicieusement celte. Rosée, écharpes de brume, -vous voyez-, chênes séculaires dont on s’attarde à caresser l’écorce du regard, et jusqu’à percevoir la possible nature de saurien. Un chat de gouttière est assis sur une pierre sans regarder rien. Un autre fouille du museau dans l’herbe rase. Il y a cette curieuse porte d’ombre dans le flanc gauche de l’église, dont les proportions semblent amputées par un enfoncement que n’a pas voulu l’architecte. Vu par ce côté, le bâtiment à l’air tout à fait abandonné, comme ces carcasses de char dans le désert irakien – ou ailleurs – et la musique écrite spécialement par Arvo Pärt renforce cette impression avec une délicatesse incomparable.
On tourne autour de l’église avec la même précaution qu’autour d’un échouage de baleine cette fois. Le chat assis n’a pas bronché. Le chat mobile est en arrêt devant une chaîne moléculaire de gras de jambon.
Le bruit de la source dont on n’avait pas conscience jusque-là – au val des Nymphes coule d’abord une source – entre dans la musique d’Arvo Pärt avec ce langage spécial de l’eau courante, ribambelles de consonnes mâchées, qu’il faudra apprendre.
Tandis qu’on tourne autour de l’échouage donc, un très petit quelque chose de maçonnerie tombe du haut de l’abside. Cet effritement léger arrive aux oreilles du chat assis, qui plisse les yeux. Le second chat s’en fiche. La source coule comme toujours auparavant, mais sans plus de bruits que la subsistance de certaines chaînes de formants dans la dissipation normale des consonnes. Le cadenas de la porte latérale tire un peu sur la chaîne, mais sans aucun effet dramatique.
Relativement ému et de son air le moins blasé possible, le chat assis dit : « Salut, véhicule blindé de l’armée catholique ». Ce peut être sous-titré. Le second chat a épinglé avec une griffe un petit bout de gras et l’observe.

Scène 5

La fontaine est un bassin vert lumineux, la densité de l’eau a perdu deux crans. Un couple de poissons silencieux y côtoie une bande de truites, tout en nerfs. On dirait des rougets, intrigués par les pieds qui trempent dans leur atmosphère.
F. marche pieds nus sur le gravier de la route et traverse le village perché. Un panneau discret indique la direction de l’église. Un appui sur le bouton de la gâche électrique et la porte s’ouvre sur une plaine d’herbe blanche, très douce. Les voûtes transparentes sont constellées de petites taches de sang frais. Aucune ne goutte.
Une jeune fille dessine à la craie le contour de la licorne de Lascaux. Elle y ajoute une crinière, l’instant suivant frémissante. Le bruit de la craie est tout à fait inadéquat.
F. souffle une note courte, mais bien visible. Parce que le temps n’a pas sa consistance habituelle, la note file, léger trait. Le rayon atteint le flanc de la licorne, y plante une tache de rousseur et traverse en tirant une infime courbure de fil tendu, très loin.
La lune est posée sur le dallage avec cet aspect normal qu’on lui connaît. Il y a seulement eu un défaut de trajectoire : sa route orbitale stationne ici désormais, sans lui changer la figure.
La jeune fille est habillée d’un battement de cœur. De près, on voit une ébullition de lymphe et, par ailleurs, une équipe de mouches redessine, avec une extrême précision, la formule de l’adhérence. L’une d’elles a perdu un œil et la minuscule béance qui en résulte absorbe le retour du rayon. Il faut laisser les mouches dimensionner l’espace.
F. cotise à l’édifice avec l’articulation de son poignet droit, requis comme tendeur à un angle relativement insignifiant.
La jeune femme est mongole, parce qu’ici pique au travers de l’Europe la hampe emblématique, la hampe diplomatique du drapeau des steppes : une simple nervure.
D’ailleurs, la licorne mystérieuse de Lascaux s’est souvenue de la séquence cinétique du galop et la jeune fille lui dessine, assez loin, une odeur familière. Une mouche l’inspecte aussitôt et l’intègre à une figure périphérique arborescente, qui devra donner naissance à une nouvelle forme de convergence, un jour. Il faut laisser les mouches dimensionner l’espace.
La lune n’appuie pas sur ses cratères inférieurs, mais sa présence gravitationnelle plie nettement l’ombre de l’autel.
F. dégage son poignet et sort de l’église. La clenche de la porte, que l’on regarde de très près, produit le son attendu, mais plusieurs crans en dessous la normale.
On voit qu’une mouche, sortie à sa suite, étend la figure métamorphique en cours loin devant, plusieurs mètres au-dessus de la route, dans l’air échauffé de l’après-midi. Il faut dégager l’espace devant les mouches.

Noir.

Merci.

Août 2004, en voyage dans le Sud-est

Le marché aux ours

On transite ici
Des bêtes énormes
On les bloque
Dans des cercles de neige
Avec une drogue
À la salive et des cris

Le Cercleur vocifère
Piétine, jette ses doigts
Par-dessus la neige
Dans l’église dévastée
Les enclos naissent
Autour des bêtes éperdues

L’apprenti grelotte
À la porte et dépiaute
Avec les dents
Les cônes acérés
Suc et cheveux
De l’arbre Eschtiévé

On transite ici
Des mâles énormes
Les vendeurs n’arrivent pas
Même à leur genou
Et le pas d’un enfant
Défoncerait la neige

On emmène les ours
Avec des mots
Débarder très haut
Des trouées dans l’hiver
Un homme agile
Une bête hébétée.

17 décembre 2004, Douarnenez

Fleurs de nuit

Elle a enlevé quatre boutons de jonquille
Au jardin de Roche

Ils sont fuselés et pleins
L’un s’est ouvert en notre absence

Et les trois autres dans la nuit
La peau du fuselage est passée

Dans le verre où ils trempent
Les fleurs dardent vers les pôles.

30 mars 2004

Trains de nuit

Prends le train sans escale
Pour huit heures du matin
Quand tu te couches
Règle la gare d’arrivée

Tu sais d’où tu pars
Tu sais quand descendre
Quelles régions tu traverseras
Le train n’en a même pas idée

Tu as vu les dépliants
Les annonces aguichantes
Les destinations, les publicités
Tu fumes à côté du guichet

Prends ton temps
Dehors, il pleut
On annonce l’approche du train
Les nerfs le savent

Vaste pluie bousculée
On pense à ces gens
Qui doivent y courir
Avec la pensée de s’abriter

On a baissé la lumière
-La gare ne fermera pas-
Mais le blindage du guichet
A mangé la voix du préposé

L’horloge électrique
Prends sa permanence
On est aussi seul que possible
Alors

Et si d’en convenir
Ne te dérange pas l’humeur, bravo
Les trains t’ont donné à aimer
Les régions mystérieuses.

28 octobre 2004, 0h37, Douarnenez

Agenda

Ce baiser, cette oreille, ce chien
Ce pneu, ce vin, ce feu
Ce soldat, cette faim
Ce microbe de rien
Ce tourment, ce livre, ma voix, ma main
Ce pétale, cet animal que-je-ne-connais-pas
Insecte, fauve, espèce de dauphin
Tes cheveux mon ange
L’incendie meurtrier dans la cathédrale
Et la mort du défunt
Ta mine ce matin, la vie à bord du carbone.

L’amour nous penche en arrière
Les agrafes sautent une à une

La lumière se hisse, sort son noyau
Nous mord les yeux

Sommes-nous suivis
Par une petite fumée raide ?

Mais nous glissons sur l’air
Intact de nos visées

Les petites bouches d’amour
De la chimie vaquent

Et penser s’observe dans l’eau
Curiosité pour toutes les parois

Et les jours mangent l’agenda

La lune est aphone
Qu’est-ce qu’elle en sait ?

Migrants, revenants, petits
Apprentis du vent

Les autres aussi essayent
D’affermir leur présence

Avec une espérance de vie
D’un millénaire

Ce seraient des jours
D’une intimité légère

Mais ta forte conscience, c’est habituel
Campe au bord des hublots

Et ton bras dilue l’eau froide
Nu dans la lumière liquide

Et l’eau froide dilue ton bras
Nu dans la lumière liquide

Et les jours mangent l’agenda
Et l’agenda mange l’agenda.

26 décembre 1996, décembre 2003, Douarnenez

A la gare

Non
Je ne m’ennuie jamais
J’observe
Je suis assis sur un banc
J’attends qu’un wagon passe
Rien ne presse
Les jours naissent pour rien
Mais d’ennui non
Jamais
J’attends
Plus ou moins
C’est un wagon
C’est une gare
C’est une pieuvre
Elle renifle
Elle gambade
Sur le quai
Puis change
D’idée
Sans prévenir je veux dire
Qu’est ce que j’imaginais ?
Ça clapote un peu
Je suis à la gare
Assis
C’est un bathyscaphe ici
Ça bourdonne
L’air est tout saturé
De petites racines increvables
Je pense à cette femme
Depuis combien de jours
De… bon sang !
Où est passé l’ordre de mission ?!
On traverse une couche
De menus poissons
Je pense à elle
Qui passe tout entière
Par le hublot du fond
Sans foutre de flotte partout
Pourquoi
Ne descendrait-elle pas du wagon
Tout juste maintenant ?
Un deux
Je passe la serpillière
Un, deux
Circuits de touché
À cause de la pression
Les fuites s’allument partout
C’est toute une affaire
D’aller vider les seaux
Mais d’ennui non
Jamais
La loco grince
Sur les rails
Je suis assis
Au bout du banc
J’observe à nouveau
Les femmes
Ont l’air d’avoir été couturées
Les hommes
Ont l’air
D’habiter sous terre
Un trou chacun
Et la vaste épaisseur
Ça passe au jaune
Sur le quai
La pieuvre explose
Il y a
Ces affiches de publicité
Pleines de soifs amusantes
J’observe ma tête
Amusée
Sur une vitre qui passe
J’ai meilleure mine
De jour en jour
Je m’ennuie
De moins en moins.

Sans date, Lons le Saunier

Désinfection

Nous attaquons la cuisine
Et ses nombreux détails

Le buffet de formica bleu m’échoit
Les ustensiles, les boîtes, les plats

Il est dix heures du matin
Si j’en crois la lumière du balcon

Il faut passer le liquide glissant
Sur chaque centimètre carré

Chaque angle, tout soulever
Mouiller les rainures et les gonds

Chaque dent de fourchette
Chaque picot des râpes

Ça sèche à l’instant sans trace
Ais-je déjà nettoyé ce col de bocal ?

Pourquoi n’utilise-t-on pas des bains ?
Pourquoi n’abandonne-t-on pas ?

Respirer sous le masque est pénible
Et la peau sue dans les gants

Je regarde souvent du côté du balcon
J’attends de voir les oiseaux

Tout cet ennui ne pèserait rien
S’ils se posaient maintenant.

10 octobre 2008, An Ividic, 9h44