Le bal des méduses

Lourd océan, gras molosse
Banquise molle

L’ambassade de l’air
Donne son bal

À n’importe quelle heure
De sous-sol

Pour les volées de mèches
Et vos capuches en gelée

D’un mille neuf cent
Très habile dans l’apnée

Mesdames les méduses
Pour vos volées de mèches

Et vous ornez du même œil
À quatre lobes démodés

Que l’on voit aux cervelles
Des petits esprits

De la chance et du tango
Quand il chancelle et le sait

Sous la peau courante
Et l’épais globe de l’eau.

Avant 2003, Douarnenez

Nazbrok

Modeste arpenteur
D’un Prince de grève
Dépourvu de fixité
D’alliances, d’impunité

On cloque du pied
A l’aube de l’année
La dorsale sonore
Du sillon du Talbert

Millions d’enclumes
Où fonder
Millions de galets
La molécule
D’un prompt essor

Le talon de l’ouvrier
Tarabuste encore
L’interminable
Essaim du Talbert

Qu’une soudaine gravité
Très haut-placée
Tire en arrière
Les cheveux de la marée

Feu de soude
À la côte
Et valdingue
De clapots
Et giclées de sang gris !

Rendu tout au bout
On observe fumer
La candidature — enfin
D’un archipel

Échevelé dans l’aube
Et très noir
D’un pétage d’encre
Asphyxiée

On le devine,
Les sentinelles ventilent
Après l’apnée
Debout
Aiguës sur les ceintures

Mais la pointe mobile
Du sillon
N’atteint pas
Ces banlieues circulaires

Et seul à l’aube
Nazbrock
Espèce de prince
De la broutille

On pose
Un demi-galet mordu
Au sommet
Du plus occidental
Des trois cairns

Puis la porte se ferme
À mesure
Trois pas derrière soi
Avec un bruit mouillé

Le Prince ira, nomade
Disputer à la lune
L’emprise
De la marée

Atteindre les cités
Nouer des couronnes
Marcher
Sur un cheveu
Mais pour l’heure

Salut
Aux oies bernaches
Au goémon
Et aux nuages

Peuples
De qui je suis serviable
Et affamé
Et peut-être slave

On chevauche
Sur les seuls sabots
De l’arpenteur
La dorsale
Émergée du Talbert.

18 janvier 2000, Pleubian, Sillon du Talbert

En mars

Cinq heures sur la côte
À la fin du mois de mars
L’averse avance dans la baie
Nous presse à l’abri
D’un bar à musique
Avec vue sur soi-même

Cinq heures sur la côte
À Tréboul, Finistère
L’air est neuf et pousse
Les bulles dans nos verres
Un cargo cligne en mer
La pluie hachure la baie

Six heures sur la côte
À la fin du mois de mars
S’il flotte toujours
On ira sous la flotte
Se planquer tout à l’heure
Sous l’arbre à tignasse

Et ce vieux pin cordial
Haussé sur la crique
Frémira, tu verras
Sur ta jeune joue froide
Sept heures sur la côte
Tout le ciel est par terre

A la fin du mois de mars
La vieille peau du bois
Toute cinglée d’averses
S’ébouriffe et défroisse
Par dessus nos affaires
Son ciel flambant vert.

Mars 199*, Tréboul

Décembre

Décembre, vieux froid
Je vais bientôt naître

Je me serre autour du bois
De mon squelette

Je pèse ma petite tête
Dans la paume de l’oreiller

Conférence de sang ce soir
À bord chacun se demande

Ton toboggan nous tente
Vieux froid.

2 décembre 1998, Gourlizon

La vie à bord du carbone

La lune est jaune au ciel
La cathédrale est comble

Et bruisse et bruisse
La chorale lorgne à gauche

Et puis les acteurs cessent
Et la chorale fausse

Un fil de fumée crasse
Tord la messe

Les veuves se ramassent
Les cierges penchent

Les verrières bombent
Et puis se lâchent

L’oxygène poisse, sirop de cendre
Les hormones flèchent

On l’écharpe à coups de sang :
C’est officiel, la cérémonie flanche

Et tandis qu’à coups de cloches
On sonde l’espace

D’ardents porte-parole vous tuent la tête
Ou vous étranglent au sas

On se sent pieuvre
On se sent rare

On est si vaste et combustible
Arbre vivant, un saule, un tremble

Un feu d’ambre pâle incise l’ombre
Autour de la nef et les bois

D’origine inconnue
L’incendie suit son cours

Un instant boursouflé
-Oh les volées de molécules-

Par la prière verticale si vive :
Suif sur la cathédrale comble.

Printemps 1987, Belfort

Figures et fils

Figures et fils, quoi dire ?
Tête cousue, buée noire
Afflux d’air nerveux
Trou de plein front

Figure et fils, copeaux d’ongle en feu
Quoi dire ? Un doigt flambe, un oeil fond
L’odeur seule
Ouvre des brèches redoutables

Figures et fils, visages d’ambre
Et quoi dire ?
Quelle allure esquissée
Quelle idée de beau liège ?

Tout un attirail d’atomes neufs
Et l’énergie du jaune
M’irriguent à nouveau la tête, la langue
Et de carcasse en carcasse, j’avance.

9 septembre 1989, 1er avril 1991, 16 décembre 1995

Agenda

Ce baiser, cette oreille, ce chien
Ce pneu, ce vin, ce feu
Ce soldat, cette faim
Ce microbe de rien
Ce tourment, ce livre, ma voix, ma main
Ce pétale, cet animal que-je-ne-connais-pas
Insecte, fauve, espèce de dauphin
Tes cheveux mon ange
L’incendie meurtrier dans la cathédrale
Et la mort du défunt
Ta mine ce matin, la vie à bord du carbone.

L’amour nous penche en arrière
Les agrafes sautent une à une

La lumière se hisse, sort son noyau
Nous mord les yeux

Sommes-nous suivis
Par une petite fumée raide ?

Mais nous glissons sur l’air
Intact de nos visées

Les petites bouches d’amour
De la chimie vaquent

Et penser s’observe dans l’eau
Curiosité pour toutes les parois

Et les jours mangent l’agenda

La lune est aphone
Qu’est-ce qu’elle en sait ?

Migrants, revenants, petits
Apprentis du vent

Les autres aussi essayent
D’affermir leur présence

Avec une espérance de vie
D’un millénaire

Ce seraient des jours
D’une intimité légère

Mais ta forte conscience, c’est habituel
Campe au bord des hublots

Et ton bras dilue l’eau froide
Nu dans la lumière liquide

Et l’eau froide dilue ton bras
Nu dans la lumière liquide

Et les jours mangent l’agenda
Et l’agenda mange l’agenda.

26 décembre 1996, décembre 2003, Douarnenez

Portes en Ré

Tables, meules, îles, plaques
Tornades, tourmentes

Famille, dont l’île
Est la moins entreprenante

Quelques-unes, très lentes
Braquent

Leurs caps charruent
L’eau transversale

Et le delta se vide en décembre
Halé par la tournure

Voyez comme elles opèrent
Leur quasi-révolution de planète :

Les îles respirent
Comme en hiver on respire

Un seul mot d’ordre :
Que rien à bord ne se déchire.

23 décembre 1999, Les Portes en Ré

The Depths

Et maintenant je vous vois
Ta silhouette et toi
Nager dans l’air
Il est si blanc
Personne n’entre ici
Madame, avec ses os
On n’y respire pas
L’air a d’autres fonctions
Je ne sais pas
Les explications n’ont pas cours
La pluie peut être verte et fixe
Les enfants palpitent
Dans un seul petit fantôme
Qui tombe souvent
Quelqu’un veille ici, peut-être une femme
Je la vois mal
Rien qui appartienne à la mécanique
Ne relaie sa sorte d’énergie
Non plus l’enthousiasme
Ni la moindre espèce de peau
Mais l’esquisse de sa présence
À un balcon du monde
Émerge en mon trouble
Et je la cherche longtemps
Elle interfère
Quelque chose aussitôt s’arrondit
Dont le plan m’échappe
Tant mieux, au fond, tant mieux
Mais sans être la sorte d’ange que l’on frôle ici
Comment se peut-il, Madame
Ta forme silencieuse
En pyjama noir à grand col
Et ton passeport d’envoyée
Ta sorte de marche qui n’appuie pas
Que l’on vous y voit désormais
Manger l’air, Madame, nager, petite plume
Permanence d’un qui ne soit pas soi
Dans les mines du soleil ?

Sans date, Douarnenez, à Marie-Andrée Ducassé

Puma

Quand je suis sorti de la maison ce matin
Un puma était assis sur le mur et attendait
Je me suis souvenu que c’était le signal

Il n’a pas bronché quand je me suis approché
J’ai passé un pied dans son oreille gauche
Puis l’autre, en prenant mon temps

Au moment d’y passer tout entier
Le ciel était comme vous savez, embrumé
Et rien, ni l’eau ni l’air, n’y tressaillait

Mais à l’intérieur du puma persistaient
Le souffle aigu d’une anche d’accordéon
Et le petit travail d’une ancienne aiguille

Je pensais à ôter ma deuxième chaussure
Que déjà le puma franchissait le mur
Je crois bien que c’est ainsi qu’il faut partir.

9 février 2003, Douarnenez

Trompettes : Erwan Burban, voix : Pascal Rueff © 2004